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Extraits de " Une guerre de sept ans "
38-45 - Un jeune paysan dans la guerre
Le Petit Véhicule 2002 ( 14 chap - 180 p)
[...]
Hiver 39-40. Sur la frontière belge. Le soir tombe. Nous arrivons dans un nouveau cantonnement. Un peloton est passé ce matin pour reconnaître granges et greniers, chambres chez l'habitant pour les officiers, et points d'eau pour les hommes et les bêtes. Ménahoui a dételé les chevaux et, à califourchon sur l'Ami, mon cheval, les entraîne vers la mare.
Nous couchons dans les granges, tout habillés, et aménageons des niches dans la paille ou le foin. Ce soir, nous nous contenterons des provisions de sac, la roulante n'arrivera que demain. Dans les hangars, poulets et pigeons sont déjà perchés pour la nuit sur les poutres ou les brancards des charrettes. Des oeufs dans les nids, mais pas question de chaparder. Si Binet l'apprenait, ça chaufferait pour le matricule du voleur de poules.
Notre lieutenant était médecin dans le civil, c'est un monsieur qui prend de haut notre troupe de paysans. Il ne sait pas trop comment nous occuper. C'est la guerre, mais sans la guerre. Pour se débarrasser de nous et nous fatiguer un peu, il nous envoie en patrouilles. Inspecter les ponts et les écluses et, de temps en temps, les estaminets ! Nous y dépensons notre solde en nous réchauffant à la bière belge ou au genièvre... La première fois, je me suis laissé surprendre ! Le caporal et le sergent ferment les yeux. accueil site
La plupart du temps, nous surveillons les champs de betteraves. Des compagnies de perdrix ou des faisans s'envolent dans nos jambes. Ah ! Si j'avais mon calibre 16 ! Pour éviter l'embourgeoisement, on nous fait changer de cantonnement. Huit jours ici, quinze jours là. Dans nos lettres, il ne faut surtout pas révéler où nous sommes... Gare aux ciseaux d'Anasthasie ! Le vétérinaire de Saint-Brévin, un Ch'ti mi, parlait toujours des femmes du Nord avec des mots de vétérinaire, " elles ont des attaches trop fortes et des arrière-trains... - il faisait le geste avec ses mains - comme des juments de brasseur ! ". Les femmes du Pays de Retz, par contre... Ma lettre se termine donc ainsi : " Nous sommes cantonnés dans le département où les femmes ont le derrière comme des juments... D'après le véto ! "
Entre les patrouilles, la marotte du lieutenant, c'est le défilé, le présentez-armes et surtout, le démontage-remontage. Je deviens imbattable dans celui de la mitrailleuse Hotchkiss, les yeux fermés. Tout cela nous sera bougrement utile si la bagarre commence un jour ! Il adore aussi les inspections d'armes ou de paquetage en gants blancs, les pieds dans la boue, entre les paillers et les silos de betteraves.
Heureusement, le capitaine Bouzin est un brave type. Il rigole en douce des simagrées de notre Diafoirus en gants blancs. Lui, quand il inspecte, c'est du côté de la roulante que deux haridelles, en flèche de chaque côté du timon, ont reculée dans une entrée de grange, à l'abri du vent et de la pluie. accueil site
Le cuistot, mécano dans le civil, fait ce qu'il peut. Il tire du caisson à victuailles, patates, navets, rutabagas et fait sa corvée de pluches, assis sur son tabouret, sous la garde rapprochée des poules et des canards. Quand il a la chance de trouver un morceau de viande pour un pot-au-feu ou un ragoût, c'est les chiens qui rappliquent. Il leur allonge des coups de croquenots, en balançant les morceaux de bidoche dans les grandes marmites. La soupe ou le café-chicorée rouzinent sur les plaques de fonte.
Le capitaine Bouzin, sautillant sur ses ergots pour ne pas souiller ses belles bottes cirées, s'approche en fronçant le nez. Il fait soulever les couvercles, hume avec approbation, se fait servir un fond de quart de rouge et le déguste comme un grand Saint Emilion, en le faisant rouler sous la langue. Personne n'est dupe, il sait mieux que nous que ce vin est imbuvable, mais ça remonte le moral de voir le pitaine partager notre pinard. De temps en temps, il s'arrange pour faire améliorer l'ordinaire. Le mécano-cuistot va négocier l'achat de quelques poulets aux fermiers. Il faut l'aider à les plumer, puis les porter aux femmes qui nous les feront cuire au four, après la tournée de pain. Les meilleurs poulets rôtis de ma vie... et les échalotes fondantes piquées dans la chair avec des allumettes ! Ma mère n'en fait pas de meilleurs.
Les jeunes filles font parfois des oeillades, de loin, mais elles ne se laissent pas approcher. Les femmes mariées, par contre... Il se murmure qu'avec les officiers qui couchent sous le même toit.
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Aujourd'hui, je monte en ligne, derrière mon cheval et mon canon, avec le caisson rempli d'obus, qui brinqueballe et réveille les chiens dans les villages. Nous allons défendre la Meuse et repousser les blindés allemands. Le cheval lève la queue et lâche son crottin. Nous marchons depuis le matin sous un soleil écrasant et venons de faire halte à l'orée d'un bois. Assis sur ma capote, je reprends mon souffle, adossé à un arbre. La partie de colin-maillard est finie. A partir d'aujourd'hui, c'est la guerre, la vraie, la " pas drôle ", celle qui peut nous fourrer des petits bouts de ferraille dans la bidoche, nous arracher un bras ou la tête, nous mettre les tripes à l'air et nous envoyer de l'autre bord.
Notre petite troupe a repris sa marche, lourdement chargée. Pause à un carrefour. Pas de carte d'état-major, juste... le calendrier des Postes ! Plus personne dans les villages pour nous indiquer la route qui doit nous mener sur des positions au-dessus de la Meuse, où nous sommes censés aller relever les nôtres, en bordure de la forêt de Dieulet. Au loin, des explosions. Impossible à identifier. Bombes, obus de char, de mortier ? A quelle distance ? Qui tire sur qui ? Des avions passent au ras des arbres. Amis ? Ennemis ? Nous rentrons la tête dans les épaules.
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Quelques minutes auparavant, un " mouchard " a traversé le ciel pour disparaître derrière la forêt. Nous sommes aux abords d'un pont. Le ciel s'emplit d'une rumeur qui monte derrière les arbres. L'Ami est de plus en plus nerveux, je l'attache à un piquet de clôture. Et brusquement, deux avions nous survolent, à basse altitude. Des Dorniers ? Des Stukas ? Le carnet de silhouettes du lieutenant n'est pas très clair ! Ils virent sur l'aile et je peux voir les pilotes, casqués de cuir, avec leurs lunettes de chauffeur de locomotive. Ils nous ont vus aussi, forcément : une vingtaine d'hommes, un cheval, un canon ! Ce coup-ci, c'est pour nous. On se jette dans le fossé. Les vaches viennent nous baver sur le casque, par-dessus la clôture, et redoublent leurs meuglements.
Les revoilà ! Le nez dans une touffe de menthe poivrée, les mains sur la tête, je me plaque au fond du fossé, comme si je voulais m'y enfouir. Encore vivant... Pour combien de secondes ? Une éternité qui se grave dans ma mémoire. Y compris la menthe poivrée. Et l'espace s'emplit des premières explosions. J'ai l'impression qu'on me retire l'air des poumons et que mes tympans vont éclater. C'est au pont qu'ils en veulent ? Ou à nous ? Tout en restant à couvert, je me suis accroupi dans le fossé et les vois revenir pour larguer d'autres bombes qui explosent avant de toucher le sol, envoyant dans toutes les directions de grandes lames d'acier qui traversent le ciel, avec un sifflement qui vrille les oreilles. Les vaches courent en tout sens et lancent des meuglements qui glacent le sang. Le cheval fait des écarts et tire sur sa longe, mais le piquet tient bon. Je regrette de l'avoir attaché. Il va forcément se faire éventrer par cette ferraille.
C'est fini. Je tremble de tous mes membres, assis sur le rebord du fossé. L'Ami est toujours debout et me regarde avec des yeux brillants et l'écume aux lèvres. " Là... mon cheval... là ! Tout doux. C'est fini. Vivants tous les deux " ! Il déroule sa grande biroute et se met à pisser.
A l'emplacement du pont, plus qu'un nuage de poussière qui s'effiloche et gravats grêlant la prairie. Les vaches sont rassemblées au milieu du champ. Elles ne meuglent plus, l'une d'elle est à terre, sa grosse panse brune arrondie sur l'herbe verte. Sur son flanc, une large balafre d'où s'échappe une écume rose ; les autres montent la garde autour d'elle et la reniflent.
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J'ai laissé notre attelage sous le couvert des arbres. Nous reconnaissons le terrain, à quatre pattes dans les broussailles, brûlées par taches, entre les frondes vert tendre des fougères dont beaucoup sont hachées. Le lieutenant nous ordonne de rechercher tous les trous Gamelin creusés par les camarades qui viennent d'abandonner cette position. Mais certains trous sont déjà occupés... par des cadavres. Des Noirs... Des Sénégalais ? Celui-ci, ratatiné tout au fond, comme un sac vide. Celui-là, son sourire et ses dents blanches à jamais arrachés par une rafale de mitrailleuse. A ses pieds, une besace, avec un lapin roide et sans blessure ; il avait dû le capturer tout vif au fond de sa rabouille, pour améliorer l'ordinaire.
Il faut se mettre à deux pour les tirer hors des trous puis, par les pieds, les remonter sous le couvert des arbres. De grands et solides gaillards, avec des chaussures drôlement larges ! Il y aurait eu des combats rapprochés dans le secteur, à la grenade et à la baïonnette, comme en 14. Et nos " braves nègres " auraient ramené des têtes de fridolin au bout de leur coupe-coupe ! Va savoir ! En tout cas, ceux-là ne sèmeront plus la terreur chez les gars d'en face.
[...]
C'est du côté de Beaumont qu'a lieu le massacre. Nos compagnies seraient tombées dans un piège et seraient ravagées. Cantegrel lui-même, notre colonel, aurait échappé à l'affection de son aide de camp parti pisser trop longtemps et se serait volatiliser. Puis c'est l'accalmie. Nous quittons la forêt de Dieulet, traversons le petit vallon avec les restes du 3è. RIC, pour nous enterrer en bordure du bois de la Vache, au-dessus du Pont-Gaudron. Des trous et des tranchées partout. On creuse, on renforce, on recouvre de planches et d'abattis. Et on attend. accueil site
Jusqu'à ce beau dimanche de juin où, sous un ciel d'orage, l'ennemi passe à l'attaque, submerge le Pont-Gaudron et envahit la forêt de Dieulet. ça canarde toute la journée, un feu d'enfer. On aurait pris le dessus ? Des gars de chez nous rappliquent à travers le vallon avec des prisonniers. Le lendemain, dans le brouillard épais qui recouvre les pentes de la Meuse, plus un bruit. Est-ce qu'on aurait gagné la guerre ? Alors, pourquoi ça décampe de partout ? Notre forêt se vide, à pleine tranchées et à pleins layons pour se déverser sur la route de Beaumont.
Notre compagnie ne fait pas partie du voyage. On nous a oubliés ? Ou on nous laisse là pour cacher la fuite de toute une armée ! Plusieurs jours encore, entre les fûts de hêtres qui nous dérobent le ciel et dévorent la lumière ; et plusieurs nuits à déchiffrer le cri des bêtes et à guetter les cliquetis, les grincements et les moteurs des mécaniques qui vont nous dévorer demain.
[...]
Aujourd'hui, tu peux jouer aux cartes ou t'arsouiller de pastis ou de vin rouge et t'endormir ivre-mort sur le parapet de ta tranchée. Tu seras réveillé cette nuit par un tir de barrage qui coupera la cime des arbres et remplira l'espace de sifflements, d'éclats d'acier et de bois déchiqueté qui te chercheront jusqu'au fond de ton trou. Demain, tu devras traverser cette clairière ou cette route à découvert, avec ta mitrailleuse trop lourde qui te cisaille les épaules. Après avoir échappé au tir au pigeon d'un Allemand, embusqué à la fourche d'un arbre, tu devras l'ajuster à ton tour et écouter le bruit sourd et le cri de l'homme qui s'abat sur le sous bois moussu.
Tu as faim et soif, le ravitaillement n'arrive plus. Autour de toi, l'air lourd t'apporte des effluves de cadavres, ceux des chevaux et ceux des hommes, que l'on n'a pas le temps d'enterrer. Tu sais que tu n'en as plus que pour quelques jours... ou quelques heures. Tu profites d'un moment de répit pour griffonner des mots rassurants pour ta femme ou tes parents, puis tu refourres tout ça dans ta poche, quel vaguemestre ira porter ton courrier ? Tu irais bien confier ton angoisse à l'aumônier de la compagnie et faire une prière avec lui, mais il a été tué hier. accueil site
L'ennemi est partout, ses avions, ses chars, ses motos, ses camions mais aussi ses fantassins, mélangés avec tes propres unités. Ces ombres qui viennent de franchir le layon : amis ou ennemis ? Ta compagnie doit reprendre cette position, les autres s'y sont déjà cassé les dents, ton propre lieutenant vient de s'effondrer devant toi, la mâchoire emportée par une balle de mitrailleuse, ton copain s'est fait arracher la hanche, tu fais un écart, te jette au sol puis contourne le " nid ", avec ces deux grands nègres souples et silencieux, de l'acier brillant au bout des mains. Tu balances tes grenades, l'air s'emplit de poudre et de lambeaux.
Et maintenant, dans le silence revenu, tu trembles et dégueules au bord du trou ensanglanté. Tu es un héros. Si tu n'es pas tué bientôt, tu seras décoré. Tu t'es battu comme un lion. Ce soir, avec les copains survivants, tu vides les dernières bouteilles.
- Qu'est-ce qu'on leur a mis aux Boches ! Demain, on les rejette de l'autre côté de la Meuse.
Ne te monte pas la tête ! Le général, qui sait tout et qui voit loin, en a décidé autrement. Demain, tu remets ton paquetage ou ce qu'il en reste sur tes épaules épuisées et tu te replies dans le brouillard.
- Mais, j'ai joué ma peau, les copains sont morts pour reprendre ce coin de forêt !
- Bien sûr, petit soldat, c'est le jeu de la Guerre. Des combats utiles, d'autres inutiles. On ne connaît le vainqueur qu'à la fin de la partie, quand le clairon sonne la diane.
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17 juin 1940...Je plante là le cheval, et reviens en courant vers mon canon. J'escamote les roues, abaisse le gros patin de la béquille pour la planter dans l'herbe de la berme et me campe entre les deux flèches, bien calées. Sur le pont, les sapeurs se sont évanouis et une auto mitrailleuse vient de s'engager. Une croix de fer sur ses flancs, un fanion à croix gammée sur le capot. Et au-dessus, débordant de la tourelle, le torse du chef de bord, scrutant la campagne avec ses jumelles. Il ne nous a pas vus et s'avance au pas, vers le carrefour.
Les gestes répétés mille fois à l'exercice me reviennent instantanément. Je visse mon oeil au télémètre, les deux mains sur les manivelles de réglage horizontal et vertical, j'amène la croix de visée à la base de la tourelle. L'artificier alimente la culasse. à nos pieds, la caisse ouverte, avec ses petits obus, sagement rangés.
Nous sommes dans l'ombre des arbres. Aveuglé par le soleil déjà haut dans notre dos, l'Allemand ne nous a toujours pas repérés. Nous ne bronchons pas. L'oeil dans mon viseur, je retiens mon souffle. Je suis gêné par la colonne d'un calvaire, mais je " le " tiens dans ma mire, à cent mètres, en belle. Dans une fraction de seconde, je sais ce qui va se passer : le percuteur va poinçonner le culot de la douille de laiton et enflammer la charge de poudre, l'obus giclera des rayures du canon, et sans dévier de sa course d'un millimètre, ira se ficher dans le blindage. Les détails de mes huit jours d'instruction à Verdun se sont gravés dans ma mémoire. L'enveloppe de plomb s'écrasera comme une galette pour libérer son noyau de tungstène qui ira s'enfoncer dans l'engin comme une vrille, fera fondre le blindage et mettra le feu à l'habitacle. Et le beau lieutenant sera transpercé avant même de nous avoir repérés. accueil site
" Il faut tirer, n'attends plus "... Mais là, en face, sous l'uniforme... Je respire une dernière fois puis retiens mon souffle et m'efforce de calmer mon index qui tremble un peu sur la détente... Trop tard ! Une première rafale vient de cisailler les branches au-dessus de ma tête. Des feuilles et du petit bois me tombent sur le casque. " Salaud de boche ! Il a tiré le premier ! Et ce bon Dieu de calvaire, pourvu qu'il ne détourne pas mon obus ! " Mon doigt s'est enfoncé, le coup est parti. Droit au but, malgré l'éclat de ciment arraché à l'angle du calvaire. Le blindé s'est arrêté, comme si je l'avais touché du doigt. Le chef de bord s'effondre sur sa tourelle, mais le mitrailleur continue d'arroser, et ça commence à crépiter sur mon bouclier de protection
[...]
Couchés dans les fourrés, en lisière du bois où nous reprenons notre souffle, nous voyons débouler dans la prairie un peloton de chars, en ligne comme à la parade. Ils poussent les gaz et leurs chenilles font voler des paquets de terre et d'herbe. Les chefs de char sont en chemise et tête nue, comme des paysans partant à la moisson. Le plus proche passe à un mètre, trop prêt pour nous voir. Le sol vibre et l'air s'emplit d'une odeur d'huile chaude, d'essence et d'herbe brûlée. Au bas de la prairie, la haie s'aplatit devant le cliquetis de ses chenilles, comme du blé devant la faucheuse.
Vite, se relever, ne pas oublier le cheval, s'engager dans la prairie pour gagner un autre bois, à environ trois cents mètres. Sur une crête, vient d'apparaître une voiture découverte, avec une mitrailleuse. Nous ne pouvons plus échapper à la capture ou au coup de fusil des chasseurs... la cible est trop belle. Sans sommations, ils ouvrent le feu sur notre petite troupe galopant derrière son cheval. Une seule longue rafale qui part loin devant nous et vient à notre rencontre en froissant le beau tissu vert de la prairie. L'Ami fait un écart et se cabre ; il est touché à la gorge, le sang s'échappe à gros bouillons. Ménahoui est blessé au côté mais nous parvenons à le traîner jusqu'au taillis.
Avant de m'enfoncer à couvert, je me retourne pour voir tourner en rond, tituber et s'effondrer notre cheval. Il hennit et se débat, agitant sa crinière beige, puis laisse aller sa tête, déjetée vers l'arrière. Réfugiés au coeur du bois, dans un trou de carrière, nous savons que c'est la fin. Mais quelle fin ? Une grenade dans notre trou ? Ou les mains en l'air et la capture ? Ménahoui geint en arabe. accueil site
Les Allemands sont déjà campés au bord du trou, jambes écartées et armes braquées Leurs grenades sont restées dans les bottes ! Plus d'autre choix que de jeter les armes et de remonter vers eux.
- Hände hoch ! Hände hoch !
L'encerclement de la Ligne Maginot est achevé. En chemise, manches retroussées, et rigolant du bon tour qu'ils viennent de leur jouer, les hommes de Guderian tendent leurs bidons et offrent des cigarettes à ces français exténués, ruisselant de sueur et de trouille sous leur capote.
- Vous... Krieg... fertig.
- ...
- Nous... England... Kanal.
Et ils tendent le bras vers le Nord.
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Saudrupt. 20 juin 1940. Troisième jour dans ce cloaque. Les plus malins s'organisent et commencent à trouver des solutions au problème du ravitaillement. La rue est sous le feu des mitrailleuses mais, à travers les maisons, il est possible de s'échapper par derrière, sauter les murs, cueillir les derniers légumes dans les jardins, les petits pois ou les oignons blancs... croqués tout cru, de courser les dernières poules et chaparder les derniers oeufs ou les premières cerises. Un marché noir commence à s'organiser : une poignée de petits pois ou une branche de cerises contre un paquet de gris !
L'évasion serait possible, mais pour aller où ? Les Allemands sont partout. Peut-être sont-ils déjà chez moi, dans le Pays de Retz ? S'évader pour être repris aussitôt ? A quoi bon ! Nous avons déjà échappé à la mort. " Vous... fertig ! " Les chapardeurs reviennent d'eux-mêmes dans la nasse. Les Allemands ont astucieusement fait circuler la rumeur : " Ce n'est qu'une question de jours... ou de semaines ! Juste le temps de rétablir les voies de circulation et vous pourrez tous rentrer dans vos foyers !" On nous garde donc ici " pour notre bien " et notre sécurité, pour nous éviter d'être tués sur les routes ! Et dans l'ensemble, ça marche. Malgré la faim, la dysenterie et la puanteur, personne n'est pressé de faire " la belle "" et de retourner se faire allumer en rase campagne.
Une compagnie de la Wehrmacht investit la rue. On nous fait mettre en rang et évacuer les lieux. Les uns par ici, les autres par là.
- Raus !... Raus !
Me voilà poussé, avec un groupe compact de plusieurs centaines d'hommes, en colonnes par six, entre deux rangées de soldats, baïonnette au canon. On nous dirige vers l'église où s'engouffrent déjà les premiers rangs. Sales, barbus, affamés, nous baissons la tête entre nos vainqueurs qui nous toisent et s'énervent. J'ai le malheur d'en dévisager un avec trop d'insistance, il fend les rangs et abaisse sa baïonnette vers moi. Heureusement, je l'ai vu arriver et j'ai pu esquiver. Il revient à la charge et me bouscule de sa crosse, en m'injuriant copieusement. Première leçon d'Allemand !
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Automne 40. On nous fait monter dans des wagons à bestiaux. Quelques boules de pain de seigle balancées sur la paille du plancher et une boîte de sardines de cinq kilos jetée dans nos jambes, juste avant de tirer la porte. Les meilleures sardines de ma vie, pêchées du bout de mes doigts sales, à même la boîte. Bousculade pour agiter les mains et les mouchoirs à travers les fils de fer. Impossible de tenir tous couchés, il faut dormir à tour de rôle. La précieuse boîte est recyclée en tinette, mais très vite, elle déborde et il faut la passer de main en main, jusqu'à la fente sous la porte. Parfum des étables mais puanteur des hommes. Pas d'eau pour étancher la soif.
Le train s'arrête de temps en temps, en rase campagne. La porte s'ouvre et on nous fait descendre pour vider notre boîte et nos tripes. Quelques pas dans l'herbe folle et les buissons, en bas du ballast. Face à nous, un soldat tous les cinq mètres, l'arme braquée. Va donc pisser en si bonne compagnie ! Les plus enragés du tabac ramassent des herbes sèches, les écrasent dans le creux de leur paume et les roulent dans du papier journal. Mon voisin me fait passer son brûlot qui m'arrache une quinte de toux. L'odeur d'herbe et de papier brûlé se mêle à celle de notre fumier. Plusieurs virent de l'oeil. Dans une gare aux pancartes gothiques, des cheminots posent un seau d'eau sur le plancher du wagon. Certains sont trop faibles ou trop éloignés du seau : pas une goutte pour humecter leur gosier cartonné... " Das ist genug " !
Le dernier quart est venu tinter au fond du seau vide et a été arraché, avec le seau, par la main d'un soldat. La porte est repoussée brutalement. Jets de vapeur, machine qui monte en pression, bruits d'attelage, de bielles et de roues, dernières portes refermées, sifflets, cris en allemand qui rebondissent sur les murs de la gare. Et le train s'ébranle à nouveau. accueil site
Nous somnolons, effondrés sur le plancher, dans l'obscurité complète. On entend des ronflements et des plaintes. La machine ralentit et envoie de brefs coups de sifflard qui nous tirent de notre demi-sommeil, avant d'arrêter le convoi dans un long grincement. Les portes s'ouvrent sur un amoncellement d'hommes aux membres emmêlés... " Raus " !
Chacun retrouve ses jambes engourdies et se relève à grand peine pour descendre sur le quai. Dans la lueur d'une lanterne, je peux lire le panneau émaillé : Ziegenhain. Nous quittons la gare en colonnes par quatre, encadrés par nos serre-fils, la mitraillette à la hanche. Dans la nuit, éclairée par quelques lampes de cheminot, notre troupe de plusieurs centaines d'hommes commence une marche interminable à travers la campagne. Des gars épuisés s'effondrent. On les aide à se relever, on les soutient, on leur parle. Certains repartent, d'autres non. accueil site
Arrivée dans un immense camp, un Soldatenlager. Dans la lumière des projecteurs, des alignements de baraques en bois et de grandes tentes militaires, par centaines. Autour du camp, une double rangée de fil de fer barbelé, encadrant des boudins en spirale. A l'intérieur, à quelques mètres, des écriteaux sur un fil tendu à vingt centimètres du sol, pour nous avertir qu'il ne faut pas franchir cette limite. Sinon... Et de loin en loin, des miradors avec des mitrailleuses pointées sur le camp. Prisonniers pour de bon.
Dans les baraques, pas de lit, mais de la paille, comme dans une étable. Après les wagons à bestiaux, ils n'ont pas voulu nous dépayser ! Nous sommes au Stalag IX-A. Les Polonais qui occupaient les lieux avant nous auraient eu une épidémie de dysenterie. On les a évacués vers un autre camp. Dans la pénombre du petit matin, nous nous jetons sur la paille malodorante et, malgré la vermine, nous endormons comme des masses
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Et le lendemain, me voilà chez Heinrich Lautenbach, treizième du nom. Trop âgé pour les premières campagnes, la guerre vient de le rattraper. Le Führer a besoin de lui. Départ demain, pour les Balkans. Après m'avoir présenté sa femme, Kätche, et son fils, Walter, il m'emmène faire le tour de ses champs. Les trèfles et les luzernes, la parcelle pour les patates, celle des cornichons et des betteraves sucrières...
Du Rhin, en contrebas, montent les cornes d'appel des péniches. Il me montre la clôture à consolider, l'arbre à abattre, et, en revenant vers la ferme, le toit de la grange à réparer. Et aussi, les outils, la charrue, la faucheuse. Et Bertha, la jument... Et Thomas, le boeuf ! accueil site
Il reste une porte à pousser. Sur le chambranle, des chaînes et des ficelles pendues à des clous. Derrière les deux solides battants lustrés par les pelages, j'ai déjà reconnu l'odeur familière. Dans la pénombre douce, parfumée de suint et de bouse fraîche, j'entends le cliquetis des chaînes sur les encolures des bêtes qui se retournent vers nos deux ombres, dans l'entrebâillement de la porte. Au sol, des briques posées sur champ, en feuille de fougère, pour l'écoulement des urines vers la fosse à purin. Au revers des mangeoires, de la mosaïque blanche. Heinrich Lautenbach est fier de son étable et de ses huit vaches. Au bout de la travée, il actionne la pompe qui envoie l'eau devant chaque bête.
D'un signe de sa pipe, il m'invite à le suivre vers un réduit, attenant à l'étable. Il entrouvre la trappe d'une trémie en bois qui laisse s'écouler un flot de tourteau vers la gueule d'une brouette. Il en porte une poignée odorante à son nez. Je l'imite, puis l'aide à garnir les mangeoires de grès rouge, sous le museau des vaches. Elles reniflent et éternuent avant de se gaver. De temps en temps, elles se tournent vers moi, vaguement inquiètes, puis replongent le nez dans leur provende. Je caresse une encolure, l'échine frissonne sous la toison rouge. accueil site
Lautenbach ne parle pas Français mais je baragouine quelques mots d'Allemand. Nous nous comprenons suffisamment. C'est un Boche, un ennemi, mais aussi un paysan, comme moi. Pour moi, la guerre est finie, pour lui, elle commence demain et je sais ce qui se passe dans sa tête : c'est peut-être la dernière fois de sa vie qu'il soigne ses bêtes. Il tape le culot de sa pipe tyrolienne contre le bas-flanc, tire sa blague à tabac et bourre le fourneau avec application, sous l'oeil attentif de ses vaches.
Nous quittons l'étable et regagnons la maison où Kätche nous attend avec un café et une tarte aux pommes. Les grands-parents sont là aussi, Heinrich et Margarhetta, et Wilhelmina, la belle-mère
[...]
Mai 1945. Depuis ce matin la fièvre est tombée, je viens de faire un tour à l'étable où les voisins sont venus traire les vaches. Walter fait piler son vélo dans mes jambes, il vient me prévenir que des soldats sont dans le champ de luzerne. Je franchis la porte de la cour, descends le chemin qui mène vers la campagne. J'entends des bruits de moteurs et risque un oeil par-dessus le talus pour voir deux Jeeps remonter le champ, à petite vitesse, en poussant devant elles des chevreuils. Les mitrailleuses sont en batterie sur le capot et soudainement crachent leurs flammes et leurs balles sur la petite harde. Les soldats sautent des Jeeps avec leurs couteaux de chasse, saignent les bêtes qui s'agitent encore dans l'herbe et les jettent sur le capot où ils les attachent aux trépieds des mitrailleuses. Le sang ruisselle sur les cocardes tricolores. Ce sont des Français, à la chasse pour améliorer l'ordinaire. L'armée De Gaulle ! Je me dirige vers eux à travers la luzerne qui commence à reverdir et que je ne faucherai pas cette année. Je croise l'oeil d'un chevreuil, encore animé d'une lueur qui m'interroge. Un soldat essuie son couteau sur la livrée beige encore frémissante. Il est sale, maigre et barbu mais joyeux et fier comme un paysan qui revient de la chasse. Il tire un paquet de cigarettes de son blouson. Je lui explique... le champ de luzerne, la ferme Lautenbach, le KG dans mon dos... Mais déjà le chauffeur commence à faire patiner les roues dans l'herbe grasse. accueil site
- Un convoi doit partir demain chercher du ravitaillement au camp militaire de Haguenau... en France. Prépare ton paquetage et présente-toi au camp demain matin.
Dernière nuit de Français libre, sous un toit allemand. Lever au chant du coq. Mon sac est vite prêt : quelques vêtements, quelques lettres, quelques photos, mon matériel de coiffeur, et le casse croûte pour la journée, le dernier préparé par Ketchë. Je suis déjà passé dire au revoir à Bertha et Thomas que j'ai gratifiés d'une double ration de foin. J'embrasse Margharetta et Wilhelmina, les deux grands-mères, puis Kätche qui n'a pas de nouvelles de son mari depuis plusieurs mois et Anna qui ne reçoit plus de lettres d'Erich.
Walter m'accompagne avec son vélo jusqu'à l'entrée du camp français, où flotte le drapeau tricolore en haut d'un mât. Le planton lève la barrière pour me laisser entrer avec mon baluchon. Derrière la barrière, Walter ravale doucement ses larmes sous le regard étonné du planton, puis s'éloigne à contre coeur, son vélo à la main
[...]
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